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Deux semaines de vélo sur le
Chemin de Saint-Jacques de Compostelle
septembre - octobre 1999
0a. Le pélerinage
0b. Madrid, no man's land des cyclistes
0c. Hendaye - Bayonne (Côte basque française)
01. St. Jean Pied-de-Port - Roncevaux
02. Roncevaux - Pampelune
03. Pampelune - Estella
04. Estella - Navarrete
05. Navarrete - Belorado
06. Belorado - Burgos
07. Burgos - Carrión de los Condes
08. Carrión de los Condes - Sahagún
09. Sahagún - León
10. León - Astorga
11. Astorga - Villafranca del Bierzo
12. Villafranca del Bierzo - Samos
13. Samos - Melide
14. Melide - Santiago de Compostella
15. Santiago de Compostella - Punta Louro
16. Punta Louro - Padrón
17. Padrón - Santiago de Compostella
18. Conclusion

Le pélerinage

Pour ce voyage, j'avais un billet aller-retour Montréal-Madrid (via Heathrow). Je comptais prendre le train de nuit de Madrid à Hendaye (juste l'autre côté de la frontière française, sur la côte de l'Atlantique) et de là, gagner Saint-Jean-Pied-de-Port, l'un des points de départ favoris du Chemin français. J'avais choisi de partir de ce point, plutôt que de Roncevaux, 23 km plus à l'est, parce que la traversée des Pyrénées me semblait un défi intéressant et qui promettait des paysages spectaculaires, selon des récits que j'avais lus sur Trento Bike Pages. Saint-Jean-Pied-de-Port est à quelque 800 km de Santiago, que j'ai franchis en 14 jours. La randonnée à vélo a duré 18 jours en tout, pendant lesquels j'ai parcourru 1 100 km, dont 880 sur le Chemin même.
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Madrid, no man's land des cyclistes

Jeudi le 23 septembre 1999

Vers 23 h, mon avion se posait à l'aéroport international Barajas, près de Madrid. Vers minuit, j'arrivais en taxi à la gare de Chamartín, trop tard pour prendre le train de nuit pour Hendaye. Je n'ai même pas pu laisser mon vélo à la consigne : tout était fermé. C'est ainsi que je me suis retrouvé perdu devant une gare vide, avec mes bagages et mon vélo dans sa boîte. J'aurais pu demander au chauffeur de taxi de m'aider à trouver un hôtel, mais il ne semblait pas connaître le coin. Comme je ne tenais pas à crever mon budget le tout premier jour (la course de taxi m'avait déjà coûté 4 100 pesetas - environ 40 $CAN), et un peu pour relever un défi sportif, je me suis craché dans les mains et j'ai commencé à assembler mon fidèle véhicule. Vers 1 h, je quittais la gare avec tous mes bagages et je parcourais les rues désertes de la banlieue vide, à la recherche d'un hôtel. Partout, on me disait : « Todo completo ». Finalement, un préposé m'a expliqué que, parce que c'était un long weekend, toutes les chambres étaient réservées jusqu'à lundi soir (en fait, les seules chambres disponibles que j'ai trouvées étaient celles du Holiday Inn, à 24 000 pesetas par jour, petit déjeuner compris...). J'ai donc dormi sur un banc de parc, comme une pauvre cloche.

Éveillé vers 5 h par le froid vif, je suis retourné à la gare. Plus tard, j'ai réservé ma place sur le train de nuit Madrid-Hendaye. (Pour prendre le train avec un vélo sans frais supplémentaires, on réserve l'une des couchettes du bas d'un wagon-lit, sous laquelle on glisse le vélo dans sa boîte). Le temps était beau et frais. Comme j'avais 12 heures à tuer, j'ai décidé de visiter le vieux Madrid (à environ 14 km de la gare de Chamartín). J'ai laissé mes bagages et ma boîte vide à la consigne et je me suis mis en route. Ce n'était pas difficile : je n'avais qu'à suivre le flux des voitures aspirées par le centre-ville. Rendu à Plaza Colón, l'un des centres bourdonnants de Madrid, je me suis rendu compte que quelque chose n'allait pas : j'étais le seul cycliste sur la rue (j'en ai vu un autre un peu plus tard; le visage caché par un masque anti-pollution, il roulait sur le trottoir). Je ne prétend pas avoir plus de cojones que les cyclistes madrilènes; je ne savais tout simplement pas dans quel pétrin je m'étais fourré. Au cours des quatre heures qui ont suivi, j'ai quadrillé le vieux Madrid dans toutes les directions, surtout parce que je m'y perdais constamment. J'avais beaucoup de peine à naviguer au milieu de la circulation dense qui remplit le moindre des interstices de ce labyrinthe désespérant, dont les noms des rues changent à tous les 500 mètres. À plusieurs reprises, j'ai dû rouler sur le trottoir ou prendre les sens uniques à l'envers, comme un parfait idiot (en fait, je jouais le jeu de la survie du plus apte dans la jungle urbaine). Comme un grand nombre de métropoles européennes, Madrid est un noeud inextricable de lents courants de véhicules, emplissant l'air d'effluves de diesel. Malgré tout, les conducteurs madrilènes conservent un flegme remarquable.

J'ai quand même apprécié ma tournée éclair de Madrid, qui est une ville coquette dont l'agencement et l'architecture réservent toutes sortes de surprises et présentent de splendides perspectives. L'endroit que j'ai préféré est certainement le beau et vaste parc du Retiro, où j'ai enfin vu d'autres cyclistes. À mon retour sain et sauf à la gare, après mille et une péripéties, j'avais accumulé quelque 50 km.

Plus tard, j'attendais mon train sur les bancs, avec un chariot lourdement chargé. J'avais hâte d'être à bord et de dormir un peu, après deux nuits manquées. Dehors, il pleuvait. Mais, à cause d'un changement à la dernière minute, mon train s'est arrêté à une autre plate-forme, et je l'ai manqué de cinq minutes. Lorsque j'ai vu que j'étais bloqué encore une fois à Madrid, je me suis senti très frustré et je suis retourné au guichet pour ventiler mes frustrations. J'étais très las et au bord du désespoir. Malgré mes connaissances limitées de la langue espagnole, je suis certain que le préposé a très bien compris mes états d'âme, mais il ne m'a proposé aucune solution utile. Puis, un chauffeur de taxi qui était là m'a offert de rattraper le train à l'arrêt d'Avila, à environ 140 km de Madrid, pour la modique somme de 22 000 pesetas... Sous le choc, j'ai tenté de couper le prix, mais il ne voulait pas descendre à moins de 20 000 ptas. J'ai finalement dû accepter parce que je n'avais pas vraiment le choix et, par ailleurs, il m'en aurait coûté davantage pour passer la nuit au Holiday Inn... Peu après, nous roulions dans une Audi neuve à 120-150 km/h sur le pavé mouillé de l'autopista. Bientôt, nous étions rendus à Avila et je suis monté sur le train de nuit. J'ai tout lieu de croire que ce chauffeur est spécialisé dans ce genre de courses, parce qu'il connaissait tout le monde dans les deux gares.

J'étais bien aise de quitter Madrid, ça, on peut le dire. On m'a fait une place sur une couchette. J'ai essayé de m'installer sans déranger personne, et j'espère sincèrement que les personnes que j'ai réveillées n'ont pas été trop incommodées par la forte odeur que je dégageais (je n'avais pas pris de douche depuis trois jours). Enfin, j'ai dormi un peu de 2 à 6 h.

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Hendaye - Bayonne (Côte basque française)

Samedi le 25 septembre
48 km, 4 h

Lors de mon réveil, à 8 h, les gens quittaient le train. J'ai demandé le nom de la ville à un homme, qui m'a répondu « Irún ». Comme je ne comprend pas le basque, j'ai pensé qu'il voulait dire « Iruña », ce qui veut dire « Pampelune » en basque. Heureusement, j'ai parlé à deux jeunes Anglaises, qui m'ont dit que nous étions rendus à Hendaye, en France (« Irún » en basque), et que je ferais mieux de débarquer au plus vite avant que le train ne reparte. Après avoir balancé mon barda sur la plate-forme, je suis passé par les toilettes, que j'ai dû quitter en catastrophe pour sauter en bas du train en marche.

Sur la plate-forme, j'ai remonté mon vélo, puis je me suis procuré des francs au distributeur automatique de billets de la gare. Je me suis mis en route par un matin gris et frileux, mais je roulais enfin dans un pays que je connais et que j'aime. J'ai suivi la côte de St-Jean-de-Luz à Bayonne pour profiter du paysage. Le chemin était tout en montées et en descentes et, comme je n'étais pas en si bonne forme, chaque montée était pénible. La cerise sur le gâteau : une pluie fine s'est mise à tomber sporadiquement.

À Biarritz, j'ai vu des surfeurs en combinaison de néoprène jouant sur la houle, près de la plage déserte. J'ai profité de l'occasion pour faire une saucette en face du Grand Hôtel (mes premières ablutions en 3 jours). Quelques minutes plus tard, euphorique, je flottais comme un bouchon sur les flots gris, sous le soleil pâle. Vers la fin de l'après-midi, j'étais à Bayonne, où j'ai déniché une chambre d'hôtel bon marché (120 F) dans la vieille ville. Au café Internet local, j'ai téléchargé mon courrier électronique en sirotant une bière froide. Après un bon repas, je suis tombé dans un sommeil profond, entre l'hibernation et le coma.

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St. Jean Pied-de-Port - Roncevaux

Dimanche le 26 septembre
32 km, 3 h

Ce matin, le soleil brillait. J'aurais pu gagner en un jour le kilomètre 0 à St-Jean-Pied-de-Port, au pied des Pyrénées, mais les prévisions pour le lendemain n'étaient pas si bonnes. Comme je ne voulais pas franchir le col de l'Ibañeta (une montée de 1000 m) dans la pluie ou le brouillard, j'ai pris l'autorail et à 11 h, je débarquais dans la vieille ville fortifiée.

Mon premier souci était d'obtenir mon passeport de pèlerin, la credencial. Je suis allé frapper à la porte de l'Association des amis de St-Jacques. C'est Mme Debril, hôtesse légendaire de l'Association, qui m'a répondu. (Selon certaines sources, c'est la « Mme Savin » du Journal d'un pèlerin de Paolo Coelho). Parce qu'elle était sur le point de déménager, elle était assez occupée à faire ses boîtes, tout en regardant la messe à la télévision. Elle n'a pas voulu me donner la fameuse credencial parce que je n'avais pas de lettre de recommandation du bureau de l'archevêque et parce que, m'a-t-elle expliqué, son association était une société religieuse, et non une agence de voyage. Néanmoins, elle a pris le temps de me donner des informations fort utiles sur le Chemin. Suivant son conseil, j'ai acheté le Guide pratique du pèlerin de Millán Bravo Lozano (publié aussi en d'autres langues), qui explique, étape par étape, à peu près tout ce qu'il y a voir et à savoir sur le Chemin, avec des cartes, des notices historiques, des informations spéciales et des profils d'altitude à l'intention des cyclistes. Par endroits, ce guide (6e édition) n'est pas à jour parce que divers tronçons du Chemin sont rénovés chaque année. Cependant, s'il conseille aux cyclistes d'éviter tel segment, il y a de bonne chances que la route soit le seul chemin praticable. Malgré l'odeur de diesel et le vacarme de la circulation lourde, la plupart des routes asphaltées sont généralement bien entretenues et pourvues d'un accotement d'un mètre, très pratique pour les cyclistes. De plus, les automobilistes français et espagnols sont habitués aux cyclistes et en général, ils sont courtois au volant. Certains conducteurs espagnols klaxonnent un coup pour vous faire savoir qu'ils sont derrière vous, mais non pour vous intimider. Ne leur faites donc pas le bras d'honneur.

Au début de l'après-midi frais et clair, j'étais sur la route. Les montagnes étaient devant moi et j'étais mieux reposé que la veille. Un heure plus tard, je repassais en Espagne (une simple affiche marquait la frontière). Le paysage était magnifique, la pente était douce et je moulinais sans trop de peine. Eh haut du col du mont Ibañeta (1057 m), un vent froid soufflait sur les pâturages où paissaient des moutons basques à tête noire. J'ai rencontré un couple de pèlerins néo-zélandais d'âge mûr, des gens incroyables poussant des vélos de montagne lourdement chargés et reprenant leur souffle en fumant des Gitanes.

À Roncevaux, 2 km plus bas, j'ai dû payer 5 200 ptas pour une chambre à l'auberge, 10 fois plus qu'un lit au gîte des pèlerins, parce que je n'avais pas de credencial. Le petit musée près de l'abbaye ne manquait pas d'intérêt. J'ai mangé la comida del dia (1300 ptas) en compagnie de Hannes, un artiste suisse d'un certain âge, qui marchait depuis plusieurs semaines. Il m'a montré ses croquis saisissants et ses aquarelles lumineuses.

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Roncevaux - Pampelune

Lundi le 27 septembre
54 km, 31/2 h

Vers 10 h (rien n'ouvre plus tôt en Espagne), j'ai obtenu, au Bureau des pèlerins de l'abbaye, la fameuse credencial qui donne accès aux gîtes. Ce n'était pas compliqué : la préposée endormie m'a donné un formulaire à remplir et m'a demandé le tarif de 50 ptas, mais non la lettre de recommandation que Mme Debril m'avait remise. Peu après, j'étais prêt à rouler mais, comme j'essayais de durcir un peu plus mon pneu arrière, j'ai arraché une valve. Pas de problème, j'avais une chambre de secours. Une demi-heure plus tard, je dévalais la route. Le ciel était gris et la température fraîche était idéale pour rouler. Je suis passé sur le Chemin plusieurs fois, mais les tronçons carossables étaient courts et je devais bientôt revenir sur la route. La journée fut facile, sauf une montée de 3 km jusqu'au sommet du Alto de Herro, où j'ai rejoint les néo-zélandais. Il y avait aussi un groupe de trois jeunes marcheurs Flamands voyageant très léger, qui ont vite été rejoints par une fourgonnette pleine de provisions et de bière froide : de bien drôles de pèlerins... Pour ma part, je pense que ceux qui ne transportent pas leurs bagages trichent un peu. Mais le Chemin, qui en a vu bien d'autres, est ouvert à toutes les personnes, quels que soient leurs trucs ou leur motivation.

C'est en visitant le « pont de la Rage » que j'ai eu ma deuxième crevaison. Cette fois, j'ai dû utiliser une rustine. Deux jeunes Espagnols sont venu bavarder. Près de Pampelune, alors qu'une fine pluie commençait à tomber, j'ai croisé à nouveau le Chemin, clairement indiqué par des flèches jaunes peintes à tous les 50 mètres, que j'ai suivi à la trace jusqu'au gîte, un vaste bâtiment presque vide appelé le Seminario, où les prêtres étaient produits à la chaîne jusqu'à la fin des années 70. Pour seulement 500 ptas, j'ai dormi dans un lit assez confortable dans un grand dortoir à peu près vide.

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Pampelune - Estella

Mardi le 28 septembre
53 km, 5 h

Ce matin, le temps était au beau fixe, et il devait le rester pour les deux semaines suivantes. Parce que le Chemin n'était pas carrossable, je me tenais surtout sur la N-111, qui traversait d'immenses champs tondus, confinés à l'horizon par la lisière gris-bleu des montagnes. Sur la crête des collines, des rangs d'éoliennes semblaient me défier, comme les moulins à vent de Don Quichotte. Au cours de l'après-midi, je me sentis faible et nauséeux. Plus loin, j'ai intercepté un tronçon carossable serpentant à travers les champs, les fermes et les vignobles. À Estella, j'ai dormi sur l'herbe sous le chaud soleil, en face d'une église du 11e siècle assez abîmée.

Au gîte, j'ai rencontré des pèlerins français; avec eux, j'ai parcouru les rues étroites de la vieille ville et j'ai visité la cathédrale. Je me suis départi de 5 kg de bagages inutiles en les envoyant poste restante à Madrid. (Comme je n'ai pas eu assez de temps pour récupérer mon colis avant de partir, j'ai écrit au maître de poste, qui m'a renvoyé mon colis à Montréal quelques semaines plus tard.)

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Estella - Navarrete

Mercredi le 29 septembre
69 km, 41/2 h

Le lendemain, fête de Saint Michel, mon estomac s'était rétabli et je filais à travers les vignobles du Rioja comme si j'avais des ailes. Je me tenais surtout sur la Nacional 111 (ou 120). À Navarrete, j'ai été impressionné par l'immense retable de bois doré de l'église, vraiment extravagant même pour une église espagnole (si toutefois on peut mesurer le degré d'extravagance du baroque espagnol). Au gîte des pèlerins, j'ai rencontré un groupe de Français partis du Puy-en-Velay (un des points de rassemblement des pèlerins français). Après un mois de marche, ils avaient franchi plus de 700 km. Ils avaient pris le rythme; tôt couchés et tôt levés, ils parcouraient de 30 à 35 km par jour. Sur le menu des pèlerins, on nous proposait du poulet, du porc ou du boeuf. Ceux qui ont choisi le boeuf l'ont bien regretté, parce que les Espagnol ne connaissent qu'une façon de faire cuire la viande : en tranches minces pannées et frites dans l'huile - une recette infaillible pour la confection des semelles de bottes.

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Navarrete - Belorado

Jeudi le 30 septembre
69 km, 51/2 h

Je suis parti par un beau matin froid et humide. Je recherchais activement un taller de bicicletas parce qu'une bulle grossissait sur mon pneu avant défectueux. Je suis retourné sur la N-120 parce que je n'osais plus rouler sur le Chemin. J'ai enfin trouvé un réparateur à Santo Domingo de Caldeza, une jolie ville médiévale aux nombreuses églises et chapelles. Plus tard, j'étais de retour sur le Chemin, qui était large, bien entretenu, relativement plat et même asphalté par endroits, parce qu'il sert aussi aux machines agricoles en saison. Il serpentait à travers les champs rasés gris-jaune. Pour avancer, je devais lutter contre un fort vent froid soufflant de la mer, mais je me sentais mieux maintenant, à mesure que je m'habituais au Chemin et au mode de vie des Espagnols. (Il faut se souvenir que tout est probablement fermé entre 1 et 5 h, et s'habituer à manger de plus en plus tard chaque soir : les restaurants n'ouvrent qu'à 21 h et les Espagnols commencent à arriver vers 22 h.)

Le gîte de Belorado est installé dans un hôpital médiéval adjacent à une église romane du 12e siècle assez impressionnante. Les principales industries de Belorado sont le cuir et les poivrons, qui sont grillés à la torche au propane à l'extérieur. Les pèlerins étaient accueillis chaleureusement par Willy, le responsable suisse du gîte. C'est un personnage à l'aspect aérien, à la barbe et aux cheveux blancs, et aux yeux bleus très pâles. Puis, deux marcheurs sont arrivés avec deux petits ânes qui portaient leur bagages. Les pèlerins, des hommes et des femmes de tous les âges, venaient de l'Espagne, de l'Allemagne, de la France, du Canada (une Yukonnaise), de l'Australie, et même des États-Unis. - je n'ai vu que très peu d'Américains sur le Chemin). Nous avons préparé un dîner commun dans la cuisine communautaire; la langue de travail était un mélange d'anglais, de français et d'espagnol. J'ai aussi bavardé avec deux retraités de Manchester, qui avaient marché toute la journée en buvant du gros rouge. Ils pensaient que la vie de pèlerin valait mieux que de rester en Angleterre à regarder le foot à la téloche en buvant de la bière. J'ai eu la surprise de les revoir, deux jours plus tard, dans un bar de Castrojeriz. Parce qu'il était encore tôt le matin, ils étaient encore relativement sobres (et c'est sans doute pour cette raison qu'ils ne m'ont pas reconnu du tout). Ils m'ont dit que lorsqu'ils en avaient assez de marcher, ils montaient dans l'autocar et sautaient quelques villes.

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Belorado - Burgos

Vendredi le 1er octobre
57 km, 41/2 h

Ce matin, il gelait presque sur la N-120, et mes gants de cycliste étaient peu utiles pour me garder les doigts chauds. Après une longue montée, je suis revenu au Chemin. Bientôt, je descendais un chemin forestier traversant une pinède dense jusqu'à San Juan de Ortega. J'ai visité le magnifique sanctuaire du 12e siècle construit au-dessus d'anciennes tombes romaines, d'aspect très espagnol avec son mur à trois cloches. J'ai ensuite filé jusqu'à la belle vieille ville de Burgos. J'ai eu un peu de mal à trouver le gîte, qui n'était plus au Séminaire. Pendant que j'étais dans la vieille ville, j'ai visité la cathédrale Santa Maria la Réal, un des joyaux du gothique flamboyant de l'Europe (on la décapait au jet de sable; cette dentelle de pierre devrait être splendide quand on retirera les échafauds). Le nouveau gîte, un joli cottage en bois dans le grand parc près du río Arlanzón, offre des douches propres (très rare) et même un poste Internet. Le soir, j'ai dîné avec deux Bretonnes d'âge mûr et un homme de Figeac, qui m'a donné des informations utiles sur le Quercy (voir Une autre randonnée à vélo dans le sud de la France).

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Burgos - Carrión de los Condes

Samedi le 2 octobre
103 km, 8 h

Ce matin, je suis repassé sur la N-120 afin d'éviter la côte de Matamulos (littéralement : qui tue les mules). Ensuite, j'ai emprunté des petits sentiers à travers les collines pour retourner au Chemin, à cause des beaux panoramas d'automne. Un berger qui marchait avec ses moutons a dû rappeler son chien, qui ne semblait pas apprécier les cyclistes outre mesure. Plus loin, j'ai fait une halte près de ce qui restait d'un moulin à vent, avant de passer à travers les ruines impressionnantes du couvent de San Antón. Après Castrojeriz, en tentant de contourner une grosse butte, je me suis perdu dans les collines. De retour sur la route, j'ai dû pédaler un bon bout pour rattraper le temps perdu. Je comptais m'arrêter à Frómista, après 80 km, mais le gardien réservait les places pour « un groupe qui devait arriver en autocar », ce qui contrevenait nettement au principe du « premier arrivé, premier servi ». Mais je ne voulais pas discuter et j'ai repris le chemin. Comme il commençait à se faire tard, j'arrêtais à chacun des villages offrant un gîte, mais ils étaient fermés, ou les quelques places disponibles étaient réservées aux marcheurs (ce qui est normal, compte tenu du fait que les cyclistes, contrairement aux marcheurs, peuvent toujours pousser quelques kilomètres plus loin). Vers 18 h, j'étais rendu à Carríon de los Condes, après une étape record de 100 km. Je n'ai pas choisi, mais je suis arrêté au meilleur des deux gîtes, le couvent de Santa Clara, par où saint François est passé. Ce gîte privé, plus cher que les gîtes municipaux (1 000 ptas), offrait une cuisine communautaire bien équipée, des douches propres avec des serviettes, ainsi que des lits avec des draps et des couvertures, ce qui valait bien un petit extra. J'y ai rencontré un Catalan qui m'a expliqué en français qu'il était traducteur et qu'il en avait contre le gouvernement espagnol à cause du peu de tact avec lequel il traitait les Catalans. Comme la Catalogne est un peu le Québec de l'Espagne, ce discours avait un air connu. J'ai aussi rencontré Alex, un jeune marcheur écossais en grande forme qui parcourait en moyenne environ 40 km par jour.

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Carrión de los Condes - Sahagún

Dimanche le 3 octobre
42 km, 31/2 h

Ce matin, le vent froid de la mer soufflait à nouveau. J'avais mal à la tête et je me sentais misérable. Après un bout sur le Chemin, las des champs plats pelés, j'ai décidé de me reposer un peu à Sahagún, après seulement 42 km. J'en ai profité pour faire un lavage et me taper une longue sieste. J'ai revu Alex au restaurant des pèlerins.

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Sahagún - León

Lundi le 4 octobre
58 km, 4 h

Ce matin-là, il gelait presque et, comble de malheur, j'avais oublié mes gants de cycliste à Carríon de los Condes. Je devais donc tenir le guidon avec une main pendant que je réchauffais l'autre dans la poche de ma veste. Je suis donc arrêté à Mansilla de las Mulas pourra acheter des gants et une tuque. Lors d'une halte, j'ai rencontré Emidio, un cycliste portugais qui parlait un peu le français. Nous avons filé à travers la morne plaine jusqu'à León. Sur presque tout le parcours du Chemin, d'affreux slogans autonomistes sont gribouillés un peu partout, dans la langue de la minorité locale (l'exception est le Rioja, dont l'économie a le vent dans les voiles). On n'est pas trop surpris de voir des graffiti pro-ETA dans le pays basque, ou des slogans en galicien près de St-Jacques, mais le plus étonnant, c'est de voir celui des autonomistes léonais, « LLEÓN SOLÚ », après 1000 ans d'union avec la Castille (le noyau initial de l'Espagne s'appelait « Royaume de Castille et de León »). Le gîte municipal était situé dans une ancienne école. J'ai passé deux heures à visiter la somptueuse cathédrale San Isidoro, qui se refaisait elle aussi une beauté, puis j'ai siroté une bière froide dans un café terrasse, au chaud soleil de fin d'après-midi. León est une ville très agréable, qui s'est dotée de pistes cyclables le long du río Bernesga. Plus tard, j'ai croisé Willy, le responsable du gîte de Belorado, qui allait prendre son avion pour la Suisse. Il m'a souhaité bon voyage et m'a dit que je me rendrais à Santiago. J'étais bien content de cette rencontre de bon augure.

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León - Astorga

Mardi le 5 octobre
66 km, 41/2 h

La partie la plus intéressante du Chemin commence à León (certains marcheurs évitent même toute la section de Pampelune à León). Après les plaines sans fin, le paysage devient plus diversifié, la circulation est moins dense sur la N-120 et un plus grand nombre de tronçons du Chemin sont carossables. Le temps était nuageux, mais plus chaud. J'avais dépassé Astorga de cinq kilomètres quand j'ai fait une deuxième crevaison d'affilée (alors, je pouvais réparer une ponchada en 20 minutes). Mais, parce que la fuite était située sur la partie supérieure de la chambre à air, elle devait être causée par les rayons de ma roue arrière faussée. De plus, mon autre pneu défectueux commençait à se déchirer lui aussi. J'ai donc dû retourner à Astorga afin de faire réparer mon vélo. Je suis arrivé au gîte municipal d'Astorga en grand équipage, dans un taxi; j'ai dû convaincre le gardien que j'étais un vrai cycliste. Ce gîte surpeuplé, sale, bruyant et enfumé, est le pire que j'aie vu. Il n'y a pas deux gîtes pareils sur le Chemin; les conditions varient considérablement de l'un à l'autre, selon la personnalité des responsables (volontaires ou employés municipaux) et les ressources que les villes versent (ou ne versent pas) pour l'entretien du gîte et du Chemin.

J'ai profité de cette escale obligée pour visiter cette jolie ville murée, dotée d'une riche architecture. On y voit des bâtiments remarquables, comme l'hôtel de ville ou le palais épiscopal pseudo-gothique construit d'après les plans d'Antonio Gaudí, le fameux architecte catalan. D'un jardin sur les remparts, je pouvais voir la masse imposante du mont Irago (ou Rabanal), auquel je devais me mesurer le lendemain.

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Astorga - Villafranca del Bierzo

Mercredi le 6 octobre
80 km, 51/2 h

Le lendemain, après une brève averse, j'ai quitté Astorga sur une machine qui me donnait autant de plaisir qu'une neuve. Peu après, j'attaquais le Rabanal, une montée de 300 m. La journée grise et fraîche convenait assez bien à ce genre d'exercice, et j'étais en grande forme. Lorsque je suis arrivé à la Croix de Fer, j'a jeté ma pierre sur la pile qui entoure la base. (Comme chacun fait ce geste depuis des siècles, il est presque impossible de trouver le moindre caillou à un kilomètre à la ronde). Pendant que je lisais les messages sur le mât, un autocar a vomi un groupe de touristes espagnols agités (soupir!), qui se sont mis à tirer leurs caillous vers moi - mais c'était la pile qu'ils visaient

Après une bouchée, j'ai amorcé une descente grisante de 16 km (dénivelé : 1 000 m) sur un chemin étroit et sinueux, passant par des agglomérations de petites maisons de pierre. Le fond de la vallée était ensoleillé. Au début de l'après-midi, j'étais à Ponteferrada, une ville industrielle assez active. Je suis passé devant le château des Templiers, une place forte médiévale en très bon état qui a vraiment de la gueule. J'ai poursuivi mon chemin parce que je voulais m'approcher autant que possible d'O Cebreiro, la porte de la Galicie. Cette montagne est le dernier obstacle avant St-Jacques, et le plus redoutable. Alors que, Petit Poucet rêveur, je suivais le sentier marqué de flèches dorées, je pensais que le pèlerinage est un paradigme de la vie, avec son cortège de joies et de peines, de hauts et de bas, d'espoirs et de craintes, de succès et d'échecs, ainsi que de préoccupations de toutes sortes. Nous ne cessons de ruminer en pensée nos états d'âme et nos sentiments, grands et petits, vieux et neufs - telle est la condition humaine.

Toutefois, l'un des grands avantages des voyages, ce sont les rencontres privilégiées avec des personnages étonnants, soit plus audacieux, soit plus fous que soi-même (ou les deux). À quelques kilomètres de Villafranca del Bierzo, j'ai dépassé Mio, une jeune Japonaise de 24 ans. Le visage plat, forte et plutôt trapue, elle poussait un vélo chargé comme un autobus mexicain. Elle s'en retournait au Japon, à l'autre bout du monde. Partie de Paris, où son avion l'avait déposée, elle avait déjà visité la Belgique et la France; après l'Espagne, elle voulait suivre la côte du Portugal et traverser au Maroc, et continuer ensuite par l'Afrique du Nord, Israël, la Syrie, la Turquie, l'Inde, et ainsi de suite. Elle n'allait pas très vite, ne franchissant que 40-50 km par jour, et elle prévoyait être de retour à Tokyo en 2002. Elle n'était pas folle non plus, parce qu'elle comptait prendre l'avion pour éviter les pays hostiles comme l'Algérie et peut-être le Pakistan.

À Villafranca, une jolie petite ville médiévale juchée sur une colline, le gîte « El Fenix » est situé dans une vieille maison de pierres, à côté de l'ancienne église de Santiago. Le gardien et les gens de la place sont gentils. Malgré des petits problèmes de digestion, j'étais en grande forme, prêt à attaquer O Cebreiro le lendemain..

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Villafranca del Bierzo - Samos

Jeudi le 7 octobre
69 km, 51/2 h

Ce matin, la partie la plus éprouvante de la journée était juste au départ : je me sentais menacé et misérable dans le tunnel étroit, glissant et puant de la N-VI, qui agit comme un goulet d'étranglement pour toute la circulation lourde qui va en Galicie. Puis, j'ai entrepris la redoutable montée de 700 m qui enjambe le mont O Cebreiro. La pente était douce et le soleil réchauffait lentement la vallée brumeuse. Tout le long du défilé, des travailleurs érigeaient un rang de piliers de béton colossaux pour la portion aérienne de la future autoroute qui doit relier la Galicie au réseau national d'autopistas. Pour le meilleur et pour le pire, mais à un rythme d'enfer, l'Espagne se taille une place au milieu des pays développés. Peu de gens savent que l'Espagne, qui est maintenant l'un des partenaires les plus dynamiques de l'Union européenne, a dépassé un grand nombre de pays en termes de PNB, notamment le Canada. L'économie de l'Espagne d'aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec celle du régime autarcique du Caudillo.

Vers 10 h 30, j'ai pris un café à Pedrafita. J'étais en nage, et très fier de moi. Une heure plus tard, j'arrivais dans le pittoresque village d'O Cebreiro. J'ai pris une bouchée au sommet (1 300 mètres). Le soleil brillait sur une mer de brouillard noyant les vallées environnantes - le genre de panorama qu'on doit voir du haut du Paradis. Après avoir visité le sanctuaire, j'ai commencé à redescendre vers Tricastela, 700 mètres plus bas. La journée était parfaite. Euphorique, je filais à travers les vertes collines et les pâturages de bétail. Mais, à Tricastela, les places qui restaient étaient réservées aux marcheurs. J'ai donc continué jusqu'au monastère bénédictin de Samos, 20 kilomètres plus loin. Un peu plus loin, j'ai repris le Chemin, un sentier étroit entre des murs de pierres sèches traversant les riches prairies vallonnées de la Galicie. J'étais le premier arrivé à Samos, un immense ensemble architectural qui logeait jadis quelque 700 moines (il n'en restait plus qu'une dizaine). Le gîte, qui occupait une vaste salle, était gardé par le plus jeune d'entre eux, un homme très aimable et cultivé d'environ 40 ans. Le monastère est plein de trésors artistiques et architecturaux, par exemple le cloître orné de fresques récentes illustrant la vie de saint Benoît. La seule fausse note était une plaque commémorative en l'honneur de la visite, en 1942, du généralissime Franco, « qui a débarrassé l'Espagne des communistes athées ». Dans la chapelle, il y avait deux statues de Santiago Matamoros (littéralement : saint Jacques le tueur de Maures), représentant un prince couronné levant l'épée, dont le pied repose triomphalement sur la tête enturbannée d'un Maure décapité (et tant pis pour la rectitude politique!). Pour comprendre ce qu'une telle statue fait dans une église, il faut savoir que, pendant plusieurs siècles, les Maures musulmans et les chrétiens se sont disputé le pays et, pour cette raison, tout chrétien était conscrit pour le Bon Combat, même les saints et leurs statues!

De retour au dortoir, j'ai consulté le médecin visiteur pour des problèmes de digestion. Parce que son officine, séparée de la salle par de simples paravents, était située au bord d'une fenêtre au niveau du trottoir, nous avons dû offrir un bien étrange spectacle aux passants pendant qu'elle me tâtait le ventre à la recherche d'une occlusion ou de Dieu sait quoi. Elle m'a prescrit de la limonade et un régime alimentaire sans produits laitiers, ce qui a réglé le problème.

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Samos - Melide

Vendredi le 8 octobre
77 km, 61/2 h

Ce matin, la campagne était recouverte d'un épais et froid tapis de brouillard, concentré dans les creux de terrain. Avant que le soleil n'en vienne à bout, vers la fin de l'avant-midi, lorsque je traversais un pont, j'avais un peu l'impression de plonger dans l'océan Arctique. J'ai bien aimé la longue descente sur une route fraîchement asphaltée jusqu'à Portomarín. Dans la vallée, on peut voir les ruines émergentes d'une ville médiévale inondée par un lac artificiel créé pour alimenter une centrale hydroélectrique. J'ai pris un café dans la nouvelle ville sur la colline, en face de l'étonnante église-forteresse de San Nicolás, un bâtiment carré à créneaux qu'on y a déménagé pierre par pierre. Il n'y avait pas de place pour les cyclistes à Palas de Rei parce que, plus je m'approchais de Santiago, plus les places disponibles des gîtes étaient rares. Finalement, j'ai trouvé un lit à Melide, où j'ai été accueilli par les Bretonnes que j'avais rencontrées à Burgos. Elles avaient pris le train pour éviter la partie plane du Chemin, moins intéressante. Comme dans la plupart des gîtes, il y avait un clivage net entre les pèlerins espagnols, plus nombreux, et les autres pèlerins, parce que les Espagnols étaient, pour la plupart, jeunes et unilingues, alors que les autres, comme moi, étaient plus âgés, mais pas très bons en Espagnol. Parce que les jeunes sont grégaires, il pouvaient, par exemple, s'attrouper autour du responsable du gîte d'étape pour bavarder et fumer (surtout s'il s'agissait d'une ravissante jeune fille), ce qui donnait parfois aux autres pèlerins la désagréable impression d'être des intrus. Parfois, certains jeunes continuaient à bavarder une fois les lumières fermées, ignorant le couvre-feu. Je suppose que cela est le prix à payer depuis que de plus en plus de gens, jeunes et vieux, se lancent sur le Chemin. Les pèlerins d'antan en ont contre la vogue actuelle, qui attire toutes sortes de gens qui ressemblent plus à des touristes qu'à des pèlerins. Mais qui suis-je pour juger les autres? La motivation de chaque pèlerin est une chose complexe, même pour lui-même. « Qu'est-ce que je fais ici? » : voilà l'une des principales questions que chacun se pose tout au long de la route.

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Melide - Santiago de Compostella

Samedi le 9 octobre
53 km, 41/2 h

Maintenant, Santiago n'était plus qu'à 50 km, et je voyageais surtout sur le Chemin. Le dernier tronçon, à travers des petites collines couvertes d'eucalyptus, était du gâteau. Il y avait de plus en plus de marcheurs; j'ai même dépassé un groupe de 30 Allemands. J'ai eu droit aux félicitations d'une Espagnole parce que j'utilisais une clochette pour signaler ma présence aux marcheurs devant moi. Tous les cyclistes devraient en avoir une parce que certains marcheurs sont particulièrement irrités d'entendre surgir des cyclistes dans leur dos. Vers 14 h 30, j'étais rendu au Monte de Gozo, le dernier gîte avant Santiago. Après avoir réservé un lit et enlevé mes sacoches, j'ai dévalé les 5 derniers kilomètres. La journée était ensoleillée et chaude, ce qui est exceptionnel pour une ville qui, comme Londres, a la réputation d'être brumeuse et pluvieuse. Naturellement, je me suis dirigé vers la cathédrale, au centre de la vieille ville réservée aux piétons. C'est un trésor de l'architecture baroque, et ses abords sont particulièrement impressionnants. Des centaines de pèlerins faisaient la queue pour passer la Puerta Santa, qui ne s'ouvre que les années précédant l'Année sainte. Par contre, l'intérieur m'a déçu, à cause de la foule bourdonnante et du crépitement des flashs. J'ai décidé de repasser quand les lieux seraient plus calmes.

Entre-temps, je suis parti à la recherche d'une chambre, parce que je ne pouvais coucher qu'une seule nuit au gîte. Mais, encore une fois, j'arrivais au début d'un long week-end; on m'a expliqué que, comme le lundi et le mardi suivants étaient fériés, je n'avais aucune chance de trouver une chambre libre avant quatre jours... refrain connu. J'ai donc décidé de partir pour la mer dès le lendemain matin. Ce soir-là, j'ai dîné avec un groupe de pèlerins portugais. Avec eux, il y avait un couple de Brésiliens d'origine japonaise. L'homme, qui jouait de la guitare, était tout aussi latin que les Portugais, malgré son faciès de paysan asiatique.

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Santiago de Compostella - Punta Louro

Dimanche le 10 octobre
78 km, 5 h

Après avoir visité Santiago, les pèlerins du Moyen-Âge se rendaient au cap Finisterre (littéralement : cap Fin-des-terres), le point le plus à l'ouest de l'Europe, pour y pratiquer un rituel de second baptême. Certains se dépouillaient de tous leurs vêtements et faisaient leurs ablutions dans l'Atlantique, espérant être purifiés, alors que d'autres ramassaient des coquilles Saint-Jacques comme preuve qu'ils avaient mené à terme leur pèlerinage. Avec le temps, la coquille est devenue le signe distinctif des pèlerins, qu'on appelait en espagnol los concheros - les coquillards.

Pour me rendre à Noia, dans la baie de Muros, j'ai pris le chemin le plus court, la 543, une montée sinueuse et sans fin. Comme il faut bien redescendre un jour, le dernier tronçon est une longue descente vers la mer, avec une vue panoramique qui récompensait assez bien l'effort. Peu après avoir traversé le río Tambre, j'ai vu la mer libre pour la première fois, un miroir brillant sous le ciel bleu ensoleillé. Puis, j'ai suivi la côte jusqu'à la station balnéaire de Muros, 30 km plus loin, qui était presque vide depuis la fin de la saison touristique. J'ai décidé d'arrêter à Louro, quelques kilomètres plus loin, pour profiter de la fin de cette journée parfaite. Après avoir loué une chambre à 2 000 ptas dans un hôtel vide, je suis allé prendre une grande marche le long de la pointe Carreiro. Au-delà du phare, j'ai trouvé un endroit tranquille, au milieu des rochers, pour profiter du soleil et faire une trempette dans l'Atlantique. D'un sentier tracé au milieu des buissons épineux sur le flanc de la colline, je pouvais voir la silhouette du cap Finisterre, à environ 50 km, mais il me manquait une journée pour m'y rendre. De plus, on annonçait de la pluie. J'ai donc décidé de retourner le lendemain. Le soir, je me suis offert un plat de crevettes géantes, une spécialité de l'endroit. En Galicie, les restaurants, comme les hôtels, ne sont pas cher du tout, surtout hors saison. Le seul inconvénient est que tout est cuit a la plancha, c'est-à-dire salé, poivré et frit dans l'huile d'olive. Cette recette est fabuleuse pour la plupart des poissons, mais elle ne rend pas justice au goût délicat de la plupart des fruits de mer. Pour une cuisine plus fine, il faut dîner à Santiago, mais là, oubliez les bas prix.

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Punta Louro - Padrón

Lundi le 11 octobre
70 km, 5 h

De retour à Noia mais, j'ai piqué à travers les collines par un petit chemin de terre pour me rendre à Padrón, qui était jadis une place forte romaine, bien avant la fondation de Santiago. Je suis passé à travers des petits pueblos agricoles peu visités des cyclistes, si j'en juge par le regard des gens ou les aboiements des chiens. Après une joyeuse descente dans la vallée, je me suis retrouvé à Padrón où, dit-on, s'est amarré le bateau retournant le corps de saint Jacques. J'ai visité la vieille église bâtie sur des vestiges romains recouverts de curieuses inscriptions, qu'on peut voir sous le maître autel. Ce soir-là, j'ai dévoré une platée de pieuvre a la galegana, en d'autres termes, « épicée et frite ». Je recommande.

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Padrón - Santiago de Compostella

Mardi le 12 octobre
23 km, 2 h

Le parcours du dernier tronçon fut sans histoire, sauf la pluie qui a commencé à tomber une heure avant mon retour à Santiago. J'ai trouvé sans peine une chambre à 2 000 ptas dans un hospedaje juste à l'extérieur de la vieille ville. Puis, j'ai passé la Puerta Santa et, quand mon tour est venu, j'ai embrassé la statue de saint Jacques. Je lui devais bien cela pour ce beau voyage. Pendant quelques jours, j'ai visité la cathédrale et la ville, avant de repartir pour Madrid. Grâce à mon certificat de pèlerin, j'ai obtenu de Spanair une réduction de 40 % sur le prix du billet d'avion (9 290 ptas), soit moins que le prix combiné du train et du taxi nécessaire pour retourner à l'aéroport international de Madrid. Mon vélo a été perdu au cours d'une correspondance, mais on me l'a retourné a Montréal quelques jours plus tard.

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Conclusion

Tout compte fait, ce fut un voyage fabuleux. Mon seul regret, c'est de ne pas avoir eu plus de temps, parce que, si on dispose de 6 à 8 semaines, il est certainement préférable de marcher. L'un des avantages de la marche est qu'on reste sur le Chemin la plupart du temps. Les cyclistes ne peuvent en parcourir plus de 15 à 20 %, tout simplement parce qu'il n'est pas carrossable ou que les pentes sont trop abruptes, même si la situation s'améliore d'année en année. J'ai rencontré bien des gens intéressants tout au long du Chemin. Peu importe où j'étais en Espagne, je n'ai jamais eu l'impression d'être menacé. La plupart des gens étaient gentils et donnaient sans se faire prier une foule d'indications utiles, malgré la barrière des langues.